Je reproduis ici le célèbre article du socialiste pacifiste et antiraciste Marcel Déat, plus tard insigne collabo. Que voulez-vous, l'époque repasse les plats. Avant de poursuivre, je prie de lecteur de se souvenir que Dantzig avait alors statut de ville libre, c'est-à-dire ni polonaise, ni allemande.
MOURIR pour Dantzig?
par Marcel DÉAT
L'Oeuvre, 4 mai 1939
Les remous de l'opinion européenne sont entièrement désordonnés, à moins qu'ils ne soient trop dirigés, ce qui revient au même. En tout cas, les changements de décors diplomatiques se font à une telle vitesse quele fantassin moyen n'y comprend goutte, sinon qu'après lui avoir fait espérer la détente, on le promet de nouveau aux gloires mouillées des champs de betteraves.
Cette fois la perspective est dantzicoise : il paraît que tout à coup le problème de ce damné territoire est devenu actuel, aigu, lancinant, intolérable. Notez qu'il se pose depuis vingt ans, et qu'il n'y a aucune raison pour ne pas attendre encore un peu. J'ai entendu il y a une quinzaine d'années un spécialiste des choses d'Allemagne expliquer que la question du corridor était métaphysique, et qu'en conséquence tout exploserait bientôt.
Or les courants d'air du couloir n'ont nullement soufflé en tempête. Il est vrai que ce calme s'est instauré par ordre du Führer, lequel sait fort bien, à l'heure choisie, déchaîner ses orages diplomatico-militaires, avec accompagnement de tonnerres oratoires. Et s'il prend aujourd'hui fantaisie au maître de toutes les Allemagnes de mettre la main sur Dantzig, qui l'en empêchera ?
De là à conclure à la mauvaise volonté unilatérale du Reich et, à la nécessité évidente de se battre pour la ville dite libre, il n'y a qu'un pas, allégrement franchi par beaucoup de braves gens, et d'abord par nos amis Polonais. Mais ici je demande la permission de faire quelques réflexions et de poser quelques questions.
Il y a peu de semaines, avant que l'Angleterre n'ait mis en train sa tentative de grande coalition, et énoncé solennellement sa promesse de garantie, les Polonais avaient tout l'air de considérer l'affaire de Dantzig comme réglée. On nous expliquait d'ailleurs très bien la chose : le port de Gdynia, construit de toutes pièces, et avec une belle audace, en face de Dantzig, drainait tout le trafic polonais, et de ce fait le port de Dantzig n'intéressait plus nos amis. D'ailleurs les nazis étaient depuis- longtemps les maîtres de la ville, où le malheureux représentant de la S.D.N. ne jouait plus qu'un rôle fantomatique.
Dans ces conditions, le rattachement au Reich n'était guère qu'une formalité, assurément désagréable, mais nullement catastrophique. Et surtout il ne pouvait être question d'en faire un casus belli. Aussi bien la promesse de garantie anglaise semblait-elle rédigée pour que le sort de Dantzig fût mis hors série : du moment que les Polonais devaient eux-mêmes juger des atteintes portées à leurs conditions de vie et à leur souveraineté, et qu'ils n'attachaient pas davantage d'importance à Dantzig, il paraissait acquis que rien de grave ne se produirait de ce chef.
Mais voilà : depuis quinze jours, la Pologne a durci. Un frémissement patriotique a parcouru ce peuple émotif et sympathique au possible. Les voilà maintenant tout prêts à considérer Dantzig comme un « espace vital ». Et non seulement ils refusent toute conversation, toute discussion, avec l'Allemagne à propos du « couloir dans le couloir » et du régime de la
ville et de son territoire, mais à leur tour ils réclament un protectorat.
Que signifie cette vague d'opinion — Est-elle vraiment si profonde ? Mystère. En tout cas, si on engage la conversation sur ce ton, on ne tardera pas à se hausser jusqu'à l'ultimatum, et les incidents de frontière vont se multiplier. Il ne s'agit pas du tout de fléchir devant les fantaisies conquerantes de M. Hitler, mais je le dis tout net : flanquer la guerre en Europe à cause de Dantzig, c'est y aller un peu fort, et les paysans français n'ont aucune envie de « mourir pour les Poldèves ».
J'entends que nos amis Polonais sont remplis d'optimisme. A les en croire, la résistance allemande est à bout dans le domaine économique et psychologique. Le Führer ne sait plus à quel diable se vouer. La puissance militaire germanique est surfaite, les divisions blindées et motorisées ne sont pas tellement redoutables. Bref, pour un peu les Polonais se chargeraient à eux seuls de l'Allemagne, nous laissant le soin de régler éventuellement son compte à l'Italie, si elle se permettait de bouger. Je n'exagère pas, je répète des propos authentiques. Et je dis que cela n'est pas du tout sérieux. Les cavaliers polonais sont pleins d'allant et ils conduisent leurs montures avec une habileté déconcertante. Mais les lances de ces brillants soldats arrêteront-elles les tanks, même si le lubrifiant fait défaut dans les rouages ? Et où sont Les matériels lourds de l'armée polonaise ? Et depuis quand les poitrines remplacent-elles les canons ? Et les usines de guerre polonaises ne sont-elles pas en Haute-Silésie, c'est-à-dire à la frontière, en une région où les nationalités s'entrecroisent, donc où les concours ne sauraient faire défaut à l'armée du Reich ?
Et où en sont les relations avec la Russie ? Depuis quand les Polonais sont-ils résignés à ouvrir passage aux régiments rouges ? Depuis quand Staline est-il résolu à exporter ses soldats ? Et même, s'il ne s'agit que de matériel, où en est-on, et que prévoit-on, et dans quel délai ? Allons, allons, revenons à une plus saine vision des choses. Il est toujours beau, de voir un peuple se dresser et affirmer sa volonté de grandeur. Mais il ne faut pas qu'une certaine jactance prétende suppléer aux organisations nécessaires.
Surtout, il n'est pas possible d'admettre, sous le méridien de Paris, que la question de Dantzig soit posée et réglée à l'Est de l'Europe uniquement par la volonté de quelques hommes d'Etat polonais et allemands, avec la certitude que les automatismes diplomatiques et guerriers joueront, et que nous serons entraînés dans la catastrophe sans avoir pu dire notre sentiment.
Amitié tant qu'on voudra, alliance tant qu'on voudra, mais les Français n'admettront pas que leur vie et celle de leurs enfants dépendent soudain d'un geste ou d'un mot, dans l'effervescence plus ou moins spontanée de quelque manifestation populaire, à Varsovie ou ailleurs. C'est Paris et c'est Londres qui doivent avoir la parole d'abord.
Ces choses sont peut-être sévères, mais elles devaient être dites. Combattre aux côtés de nos amis Polonais, pour la défense commune de nos territoires, de nos biens, de nos libertés, c'est une perspective qu'on peut courageusement envisager si elle doit contribuer au maintien de la paix. Mais mourir pour Dantzig, non !
Marcel Déat.