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L'impératif

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On peut résumer la philosophie morale de Kant au fameux impératif catégorique : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle », assez proche en définitive de la règle d'or, avec ceci de notable que chez Kant elle est formulée de façon positive : "agit !" - et non pas "ne fait pas", ce qui a autrement plus de conséquences : avec la formule de Kant, il est impossible de passer comme un grand-prêtre à côté d'un mourant en détournant les yeux.

Néanmoins : l'impératif de Kant, très raisonnable, n'est pas l'éthique chrétienne. Exemple dans Luc X, 37 : 

"Comme ils [Jésus + disciples] faisaient route, il [Jésus] entra dans un village, et une femme, nommée Marthe, le reçut dans sa maison.  Celle-ci avait une soeur appelée Marie, qui, s'étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole.  Marthe, elle, était absorbée par les multiples soins du service. Intervenant, elle dit : "Seigneur, cela ne te fait rien que ma soeur me laisse servir toute seule ? Dis-lui donc de m'aider."  Mais le Seigneur lui répondit : "Marthe, Marthe, tu te soucies et t'agites pour beaucoup de choses ; pourtant il en faut peu, une seule même. C'est Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée." 

Marthe, c'est l'impératif catégorique de Kant : si tout le monde faisait comme Marie, on finirait par crever de faim. Mais, précisément, tout le monde  ne fait pas comme Marie ; et néanmoins elle a la meilleure part. Jésus dit en terme Kantien : "agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe du commandement de l'amour pour Dieu."

Le tableau de Velazquez, "Christ dans la maison de Marthe et Marie", est déroutant, comme la parole de Jésus. En premier lieu dans le mélange des genres : nature morte au premier plan à droite, scène de vie quotidienne au premier plan à gauche, et thème sacré rejeté à l'arrière plan à droite. Le sacré relégué à l'arrière plan, mélangé à du profane, à l'époque de l'Espagne très chrétienne, voilà qui n'est pas franchement dans l'esprit du concile de Trente (1545).
Ensuite l'espace physique de la pièce ou se joue la scène est assez "plat", sans perspective : les deux personnages qui occupent la moitié gauche, vus de trois quart, sont presque plaqués contre le mur. Cette ambiance confinée est alourdie par les attitudes des deux femmes : la plus vieilles à gauche semble faire des reproches à la jeune cuisinière contrainte au regard désespéré. Visiblement faire la cuisine n'est pas son truc. La nature morte quant à elle, sur la moitié gauche, occupe une toute petite portion de la table.
La perspective en réalité se trouve dans la mise en abyme de la scène, par le tableau représentant le passage de Luc X, 37, Jésus chez Marthe et Marie. Le tableau, au dessus de la nature morte, est comme une fenêtre ouvrant la cuisine sur une autre salle ; et les personnages étant nettement plus réduits, tout cela créé une sorte de fausse perspective ; l'atmosphère irrespirable de la pièce est tout entier oxygéné par ce petit tableau jeté dans le coin droit.
Notons enfin, subversion ultime, comment le sacré est rejeté à l'arrière plan de la nature, tandis qu'on observe exactement l'inverse dans les tableau de la renaissance italienne, par ex chez Vinci (cf La Cène).
Les trois personnages du thème religieux illustrent parfaitement le passage de Luc. Jésus assis en chaire enseigne Marie, assise à ses pieds, dans la position du maître envers ses disciples. Marthe interrompt la leçon, pointant un doigt accusateurs sur Marie : "Maître, Marie ne fiche rien, l'impératif catégorique de Kant lui ordonne pourtant de venir m'aider à préparer les tomates farcies de ce soir." Le geste de refus de Jésus avec la main est plein d'autorité : "Kant est un âne et son impératif lèse Dieu et l'homme. S'il fallait en lapider un pour blasphème, ce serait lui."
La composition des personnages ne laissent guère de doutes. Marthe renvoie directement à la vieille rabat-joie du tableau : foulard sur la tête, geste de reproche : "tu seras cuisinière ma fille ; tes prières ne feront pas le déjeuner". Les deux se font face comme dans un jeu de miroir. En revanche il n'y a pas vraiment de correspondance entre la plus jeune et Marie. Il n'y a pas Jésus, personnage central, pour renvoyer la vieille dans ses 25 mètres.

Voilà la vraie subversion de l'éthique chrétienne. Si tout le monde suivait l'enseignement de Jésus, l'humanité s'effondrerait. Cela n'a pas échappé aux polémistes anti-chrétiens du premier siècle ; Tacite, dans ses Annales  : "Haud perinde in crimine incendii quani odio generis humani convicti sunt" (Lib. XV, c. 44) - "Ils furent condamnés non pas tant pour l'incendie criminel, mais comme ennemi du genre humain." Voir aussi Celse, reprochant aux chrétiens de fuir la vie publique : Livre VIII, chp 2 : "C'est là pour lui [Celse] un cri de révolte de gens qui se retranchent en eux-mêmes et rompent avec le reste du genre humain." (Origène, Contre Celse).

Les religieux et les religieuses sont un signe de contradiction envers Kant et les philosophes : si tout le monde suivait leur exemple, l'humanité n'y survivrait pas. Il n'empêche qu'ils ont la meilleure part, et personne pas même Kant ne leur enlèvera.
Néanmoins signe de contradiction ne veut pas dire opposition. Jésus dit : "la meilleure part", ce qui ne signifie pas que l'autre est la plus mauvaise. Ici il n'y a pas mieux que Chesterton, le maître du paradoxe, pour exprimer tout ce génie du christianisme qui n'est pas dans la conciliation des contraires, mais en les assumant tous en même temps : célibat et mariage, jeunesse et vieillesse, richesse et pauvreté, humilité et gloire, mort et vie, haine et amour, homme et Dieu. Une hérésie est, stricto-sensu, une doctrine qui choisit l'un et rejette l'autre, précipitant la ruine de l'homme. (Notons en revanche que l'Eglise n'assume pas la corruption, le néant, autrement dit le péché. )

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