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La grande fabrique (II) Simmel

pouvoir-argent.jpg L'oeuvre majeure de Georg Simmel (1858-1918) est "La philosophie de l'argent", qui partage avec Tönnies un diagnostic commun en de nombreux points : atomisation sociale, rationalité instrumentale, caractère abstrait et négatif de la liberté individuelle. Néanmoins Simmel ne renie pas la modernité ; c'est un critique, non point un révolutionnaire : en termes bossuesques, il se désole des conséquences dont il chérit les causes - l'émancipation de l'individu et la crise de la liberté, le rationalisme conduisant au nihilisme, le progrès aliénant. Simmel décrit ces impasses sans chercher à les surmonter ou les dépasser  par une dialectique comme Marx. L'impasse reste impasse.

Simmel part des phénomènes les plus obvies de son époque : l'économie monétaire, la grande ville, la mode, les tendances artistiques, afin de mieux saisir le Zeitgeist, l'esprit du temps ; il s'agit d'une sorte de phénoménologie du présent. Une fois identifié le phénomène, il s'agit d'inférer une réflexion plus générale et plus fondamentale pour lui donner un sens : "déceler dans chaque détail de la vie le sens globale de celle-ci" ; de la même façon qu'un artiste peint le particulier pour toucher l'universel.

 

Il s'agit donc de partir d'un phénomène précis, l'argent, pour remonter au monde moderne dans sa globalité. Le point de départ est l'option philosophique selon laquelle toute chose est en relation et en  interdépendance avec une autre ; si donc l'on se saisit d'un bout, on peut dérouler toute la pelote : "de n'importe quel point de la totalité, on peut arriver à n'importe quel autre." Simmel cherche l'analogie : si une même structure formelle se retrouve dans divers ordres de phénomènes au sein d'une culture, alors on peut caractériser cette culture par cette structure ; l'analogie sert ici à mettre en valeur l'unité. Ainsi le calcul, ayant dans les sociétés occidentales pénétré des domaines aussi diverses que l'économie, la morale, la politique, les sciences etc.

 Sociologie de la reification : la liberté négative des modernes.

Tönnies assimile liberté et société marchande, montrant l'aporie de cette liberté du calcul rationnel qui conduit à agir de manière standardisé et prévisible. Pour Simmel, l'élargissement d'un groupe communautaire va de pair avec l'individualisation et l'autonomisation : "les sociétés commencent d'habitude par un groupe relativement restreint, maintenant entre ses éléments des liens étroits et une certaine uniformité ; puis vers un groupe relativement important, accordant à ces éléments une liberté, un être-pour-soi, des différentiations mutuelles."

L'argent, en facilitant les échanges et la mobilité, favorise l'élargissement et l'interpénétration des groupes. Ainsi pour Simmel, l'argent et l'économie monétaire sont bien le facteur et l'expression le plus fort du mouvement historique de libération de l'individu. L'argent, facilement transportable, favorise la liberté de mouvement, l'émancipation vis-à-vis de la communauté ; il incarne la liberté de choix.
Cette liberté entraine paradoxalement une grande interdépendance  : la satisfaction de besoins toujours plus grands passe par des intermédiaires toujours plus nombreux ; l'homme est alors comme sur-socialisé. Pour Simmel, la liberté passe alors par la dissolution des liens personnels, remplacés par des liens purement objectifs, fonctionnels et impersonnels - on rejoint ici le diagnostic de Tönnies. L'argent objectives les relations sociales et libère les individus des attaches communautaires. Liberté n'est donc pas indépendance absolue, mais plutôt interdépendance universelle au sein d'un système impersonnel.
Les individus n'entrent en relation que comme supports de rôle sociaux dans la division du travail. "L'argent créé certes des relations entre les humains, mais en laissant les humain en-dehors de celles-ci." 
Le lien social ne passe plus par les hommes, mais par les fonctions et les choses. L'individu peut alors chosisir les personnes dont il dépend, et en changer à volonté. Le réification des relations sociales est la conséquence nécessaire de la liberté individuelle. Liberté accrue donc, mais creuse.

Simmel propose de distinguer liberté positive et négative. Il ne s'agit pas simplement de se libérer de quelque chose, il faut être libre pour quelque chose - se donner un sens à l'existence. Or, l'argent est une richesse abstraite qui ne donne par elle-même aucune direction à la vie de celui qui en possède. L'individu moderne, ne réalisant qu'une liberté négative, se rétracte sur lui-même :
Un paysan qui vend ses terres se libère de la contrainte de celles-ci, mais abandonne en même temps ce qui donnait un contenu positif à sa vie contre de l'argent, qui ne lui apporte rien de tel. L'homme moderne "libéré" par l'argent est un produit abstrait, qui cultive une intelligence rusée (celle du marchand) centrée sur le calcul de l'intérêt personnel - aucune cause ou vocation ne saurait lui donner unité l'intérieur. L'individu moderne est condamné à l'errance. Tous les artifices sont bons pour se fabriquer un contenu substantiel ; la quête de sens du désespéré qui s'engage dans du tout et du n'importe quoi. La liberté moderne produit un mal-être sans remède.

La liberté s'accroit donc avec la réification des relations humaines. Mais c'est une liberté purement formelle, négative, vide. De fait domination et soumission restent présentes, mais par nécéssité technique ; dans le cadre de l'organisation d'une société de division du travail, impersonnelle, censée produire la liberté.

L'argent n'étant d'autre part, au mieux, que moyen permettant de réaliser une fin, l'économie monétaire entraine une prédominance de l'entendement (la faculté de calcul) sur les sentiments ou l'âme. Le monde moderne est donc placé, dans le domaine des relations, sous le signe d'une objectivité et la mise à l'écart de la subjectivité. L'idéal cognitif des temps modernes est de concevoir le monde comme un grand example de calcul. Obnibulé par la question des moyens, la fin apparaît comme refoulée chez l'homme moderne. Il y a comme une éclipse des fins. "la périphérie de la vie s'est emparée de son centre." La technique s'est emparée de l'âme, siège des buts. Simmel note par ailleurs que le Christianisme a pu se développer à une époque qui connaissait également une crise des fins.

Simmel perçoit également la régression de la culture (c-à-d tout ce qui permet à l'homme une autonomie par rapport à la nature) : autant les objets concentrent davantage de savoir et de techniques, autant la spécialisation produit des individus de moins en moins cultivés ("Le concept et la tragédie de la culture", essai, 1911). S'ajoute à cela une aliénation vis-à-vis de ces objets qui, créés par l'homme mais poursuivant ensuite une "vie" autonome, ligote l'homme à son usage (qu'on pense par ex. au tel portable ou à l'Internet). "[Les objets] évoluent suivant une logique immanente, et deviennent par là même étranger à leur origine comme à leur fin." Voici inversée la devise des franciscains : "nihil habentes, omnia possidentes"- "ne rien avoir, tout posséder", devient "ils ont tout, mais ne possède rien."

Enfin Aurélien Berlan termine par le phénomène de mode analysé par Simmel, produit du capitalisme par excellence, qui se renouvelle en créant une obsolescence toujours plus rapide des objets. Il rejoint ici Karl Marx qui écrivait : "La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de production, donc l'ensemble des conditions sociales. Ce qui distingue l'époque bourgeoise de toutes les précédentes, c'est le boulversement incessant de la production, l'ébranlement continuel de toutes les institutions sociales, bref la permanence de l'instabilité et du mouvement. Tous les rapports sociaux immobilisés dans la rouille, avec leur cortège d'idées et d'opinions admises et vénérées, se dissolvent ; tout ce qui est était solide, bien établi, se volatilise, tout ce qui était sacré se trouve profané, et à la fin les hommes sont forcés de considérer d'un oeil détrompé la place qu'ils tiennent dans la vie, et leur rapport mutuel." (Karl Marx, Manifeste communiste). Cela se traduit, toujours selon Marx, par cette nécessité qu'à l'argent de circuler sans cesse et toujours plus vite : la circulation de l'argent devient sa propre fin, "mouvement incessant du gain toujours renouvelé"

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