Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

L'esthète, la science, le Salut

La relation entre le beau et le vrai n'est pas immédiate ; entre l'élégance de l'intuition d'une théorie scientifique (c-à-d une théorie qui ouvre sur de la connaissance de la nature) ou d'une nouvelle loi, et son adéquation avec les phénomènes naturels tels qu'ils sont observés. Pourtant de nombreux scientifiques n'hésitent pas à faire intervenir le critère esthétique pour décider telle option plutôt qu'une autre. Richard Feynman, dans un cycle de conférences intitulé "La nature des lois de la physique" *, dit ceci dans sa dernière intervention :

 

"Vous pouvez reconnnaître la vérité par sa beauté et simplicité." (p 171)

Et de fait simplicité et beauté in fine tendent à se confondre :

"si vous ne pouvez pas voir immédiatement [qu'une intuition] est fausse, et qu'elle est plus simple [qu'une théorie ou loi existante], alors elle est vraie. (...) Certains étudiants inexpérimentés ont des intuitions  très compliquées, et qui d'une manière ou d'un autre semblent parfaitement justes, mais je sais qu'elles ne sont pas vraies parce que la vérité se révèle toujours plus simple qu'on ne le pense." (p171)

 

Puis il conclut sa conférence ainsi : "Qu'est-ce qui dans la nature permet ce phénomène ; qu'il est possible d'inférer le comportement du tout d'une de ses parties ? Voilà une question non-scientifique : je ne sais pas comment y répondre, et par conséquent je vais donner une réponse non scientifique. Je pense que c'est parce que la nature possède une simplicité, et par conséquent une extrême beauté." (p173)

 

Il y a beauté parce qu'il y a harmonie, au sein de la nature elle-même, et entre l'homme et la nature.

 

Le lien entre beauté et vérité semblent donc relever à priori d'une conviction philosophique. Il est ainsi significatif que Platon, lorsqu'il aborde ce thème dans le Banquet, n'use pas d'une logique dialectique rigoureuse, mais de l'expédient comme il dit du mythe - ici une sorte de mystère initiatique en sept étapes, qui commence par Eros pour aboutir à la béatitude de la contemplation de l'idée de Beau en soi et pour elle-même, en passant par la Science.

 

Diotime, "l'étrangère de Mantinée", propose au jeune Socrate le moyen d'initiation au beau.

La première étape est, nous l'avons dit, impulsé par Eros, en qui naît le désir et la reconnaissance du beau par le  moyen d'un beau corps (en l'occurrence  et pour être précis et parce qu'elle s'adresse à un Athénien, d'un beau jeune garçon) en singulier.

Par suite naît la prise de conscience que le beau ne se trouve pas dans un corps singulier, mais en bien d'autres en particulier - et de reconnaître que tous ces corps participent de l'idée du beau :

 

"Puis, il constatera que la beauté qui réside en un corps quelconque est soeur de la beauté d'un autre corps et qu'il (...) serait bien fou de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside en tous les corps."

 

C'est ainsi que naît et se forme dans l'esprit l'idée de la beauté, dans ce premier passage du singulier à la particularité par le moyen des sens.

 

Deuxièment, ayant appréhendé l'idée du beau dans le multiple, il est naturellement enclin à se détacher de sa pure forme esthétique (ou sensible) pour considérer la beauté de l'âme (impérissable), supérieure à la beauté des corps (très périssables). Il peut alors juger et désirer la beauté des actions humaines :

 

"Ensuite, il estimera la beauté des âmes plus précieuses que celles des corps ; (...) de là, il sera nécessairement amené à considérer la beauté dans les actions et dans les lois."

 

Cet amour des belles actions conduit à l'amour des sciences dont l'homme saura apprécier la beauté, à laquelle toutes les sciences participent :

 

"Ensuite, des actions humaines il sera conduit aux sciences, pour en apercevoir LA beauté. (...) Qu'il contemple [l'océan du beau], et ils enfantera des pensées qui naîtront dans l'élan généreux de l'amour du savoir, jusqu'à ce qu'enfin affermi et grandi, il porte les yeux vers une science unique, celle de la beauté."

 

Ainis, passant de l'amour des sciences à l'amour de la Science pour elle-même, l'homme est alors capable de franchir la dernière étape et de contempler ultimement le beau en lui-même, pour lui même, dans toute sa pureté et vérité. "soustraite à la multiplicité des apparences [par opérations successives d'abstraction] et à la versalité des opinions, [l'existence de l'Idée du Beau] réside toute entière dans sa seule essence. (...) Terme d'une spiritualisation et d'une purification progressive, le Beau est saisi dans une intuition soudaine, une vision brutale et immédiate." **

Ainsi tout part d'Eros et de la beauté corporelle, sensible, esthétique, pour franchir le cap de l'âme et ses opérations morales, rationnelles, et intellectuelles - cette dernière seule à même de contempler l'idée dans sa parfaite pureté.

 

Dans son roman "L'idiot", Fiodor Dostoïevski fait dire à son héro le prince Muichkine : c'est la beauté qui sauvera le monde. « Est-il vrai, prince, que vous avez dit un jour que la ‘beauté’ sauverait le monde ? Messieurs… le prince prétend que la beauté sauvera le monde. Et moi je prétends que, s’il a des idées aussi folâtres, c’est qu’il est amoureux… Ne rougissez pas, prince ! Vous me feriez pitié. Quelle beauté sauvera le monde ? »

Serait-ce celle du Christ mort d'Hans Holbein, qui terrorisa Dostoïevsky au bord de la crise ? « Ce tableau !…ce tableau !… Mais sais tu qu’en le regardant un croyant peut perdre la foi ? »

 

Dostoïevsky explique ce qu'il ressentit lui-même à la vue de ce tableau : "C’était la reproduction achevée d’un cadavre humain portant l’empreinte des souffrances sans nombres endurées… Il gardait beaucoup de vie et de chaleur, la rigidité n’avait pas encore fait son œuvre de sorte que le visage du mort reflétait la souffrance comme s’il n’avait pas cessé de la ressentir. Le tableau représentait donc un visage affreusement défiguré par les coups, tuméfié, couvert d’atroces et sanglantes ecchymoses, les yeux ouverts et empreints de l’éclat vitreux de la mort, les prunelles révulsées. Quand on contemple ce tableau on se représente la nature sous l’aspect d’une bête énorme, implacable et muette… Or ce que ce tableau m’a semblé exprimer, c’est cette notion d’une force absolue, insolente et stupidement éternelle, à laquelle tout est assujetti et qui vous domine malgré vous. Les hommes qui entouraient le mort, bien que le tableau n’en représenta aucun, durent ressentir une angoisse et une consternation affreuse dans cette soirée qui brisait d’un coup toutes les espérances et presque leur foi. Et si le maître avait pu lui-même voir sa propre image à la veille du supplice, aurait-il pu lui-même marcher au crucifiement et à la mort comme il le fit ? C’est encore une question qui vous vient à l’esprit quand vous regardez ce tableau. " ***

 

"Il était méprisé, abandonné de tous, homme de douleurs, familier de la souffrance, semblable au lépreux dont on se détourne ; et nous l'avons méprisé, compté pour rien. Pourtant, c'étaient nos souffrances qu'il portait, nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu'il était châtié, frappé par Dieu, humilié. Or, c'est à cause de nos fautes qu'il a été transpercé, c'est par nos péchés qu'il a été broyé. Le châtiment qui nous obtient la paix est tombé sur lui, et c'est par ses blessures que nous sommes guéris." (Isaïe 53, 3-5). 

 

* Richard Feynman, "The Character of Physical Law",  The MIT Press, 1965

** Geneviève Droz, "Les mythes platoniciens", p111, Points Sagesse, 1992 

*** Fiodor Dostoïevsky, "Notes de L'Idiot", p 496, La Pléiade

Les commentaires sont fermés.