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Foi, science, et déraison - suite

ecole-athene-raphael.jpg   L'insensé dit dans son coeur : "Dieu n'existe pas". Et il n'est jamais avare d'aphorismes, le décalogue des sentencieux, qui lui tient lieu de Révélation.
Il s'en suffit, l'insuffisant.

Ainsi nous assène-t-il sans vergogne :
"Les religions (et il faut bien entendre : y compris et surtout la religion catholique) sont un obstacle au progrès et à la science ; elles maintiennent l'homme dans l'obscurantisme et la servitude de l'ignorant. Il faut d'ailleurs nécessairement être parfaitement athée et débarrassé de tous préjugés religieux pour faire un honnête scientifique."

Voilà parmi les contes de fée qu'il aime tant se raconter. Il nous faut le désenchanter, combien même cela nous transperce l'âme d'avoir à le ramener dans un univers à quatre dimensions - seulement.

La proposition de ces insensés est en effet fausse tant dans son principe matériel que formel :

1)- Le monothéisme judéo-chrétien, en séparant de manière nette la créature de son créateur, dédivinise et désacralise l'univers : cette distinction implique l'autonomie ; l'univers peut alors devenir objet d'étude sans risque de profaner quoi que ce soit, avec pour seule limite l'éthique (l'homme est à l'image de Dieu, qui lui confie la Création). Le judéo-christianisme, avec la conviction que la Création n'est pas l'inconséquence d'un Dieu arbitraire, mais procède au contraire d'une raison supérieure, d'une Sagesse, justifie l'effort persévérant et obstiné de la recherche. Notre monde est accessible à la raison humaine ; ses lois ne changeront pas sous le caprice d'un esprit ou d'un dieu cyclothymique, sous l'arbitraire d'un panthéisme, et son étude n'est donc pas vaine. S'il est difficile d'atteindre la vérité, l'homme a toujours les facultés et capacités de s'en approcher le plus possible. Aussi cette conviction rejette-t-elle le scepticisme, le doute pyrrhonien qui paralyse la science et la recherche.

Ce monde créé, distinct de Dieu mais portant son empreinte comme un objet d'argile celle de son potier, est pour le judéo-christianisme l'autre livre de Dieu : de même que l'étude de la Vérité révélée enseigne qui est Dieu aux hommes, de même l'étude de la Création. De même la prière, de même le savoir - l'intelligence - permet à l'homme de s'approcher de Dieu.
Voici en essence les raisons qui font que le monothéisme judéo-chrétien, libèrant la recherche scientifique et la connaissance de toutes superstitions et de toute idolâtrie, constitua de fait un terreau unique et fertile.

2) La nature même des textes sacrés, inspirés et non dictés, laisse une large place à l'interpétation et ne constitue pas en soi un obstacle à la science. Le christianisme développe très tôt une herméneutique basée sur les quatre sens des Écritures : littéral, allégorique, tropologique, et anagogique. "la lettre tue, l'esprit vivifie" répétait saint Ambroise au IV°. Songeons simplement à l'utilisation des paraboles, dans l'Ancien comme le Nouveau Testament : "J'ouvrirai la bouche pour dire des paraboles, je clamerai des choses cachées depuis la fondation du monde (Matthieu 13,35). Ou encore : "j'ouvre la bouche en paraboles, j'évoque du passé les mystères" (Psaumes 78,2).
C'est ainsi que saint Augustin peut écrire :
"S’il arrive que l’autorité des Saintes Écritures soit mise en opposition avec une raison manifeste et certaine, cela veut dire que celui qui [interprète l’Écriture] ne la comprend pas correctement. Ce n’est pas le sens de l’Écriture qui s’oppose à la vérité, mais le sens qu’il a voulu lui donner. Ce qui s’oppose à l’Écriture ce n’est pas ce qui est en elle, mais ce qu’il y a mis lui-même, croyant que cela constituait son sens» (S. Augustin, Epistula 143, n. 7; PL 33, 588)
De reste, l'interprétation fondamentale ou littérale, là où elle n'a après discernement aucune raison d'être, n'est dans le christianisme qu'une -dangereuse- tentation. Elle ne fut, n'est et ne sera jamais un dogme dans le catholicisme.

3) Il n'y a donc pas d'obstacle primordial à la connaissance scientifique dans le judéo-christianisme. Tous les points soulevés plus haut se retrouvent d'ailleurs comme positivés dans les Écritures :
- Tu as tout réglé avec mesure, nombre et poids (Sagesse 11, 20).
- Mais la Sagesse, d'où provient-elle ? où se trouve-t-elle, l'Intelligence  ? (...) Lorsque Dieu voulut donner du poids au vent, jauger les eaux avec une mesure; quand il imposa une loi à la pluie, une route aux roulements du tonnerre, alors il la vit et l'évalua, il la pénétra et même la scruta (Job 28, 20).
- Il a disposé dans l'ordre les merveilles de sa sagesse (Siracide 42,21).
- Le Très-Haut a donné à l'homme le savoir pour être glorifié dans ses merveilles (Siracide 38, 6).
- Le manque de science n'est bon pour personne (Proverbes 19.2).

  Ainsi, dès les premiers siècles le christianisme a justifié l'usage de la raison dans la théologie même, et essayant d'articuler foi et raison avec harmonie. Ceci est enseigné par les pères de l'Eglise, jamais avares de polémiques contre certaines écoles philosophiques - ou certains de leurs pairs :
- Tertullien (150-230): "Au surplus, ils [les incroyants]  sont aussi loin d'en avoir une notion raisonnable qu'ils sont loin de l'auteur même de la raison. La raison est en effet la chose de Dieu : il n'est rien que Dieu, créateur de toutes choses, n'ait réglé d'avance, n'ait disposé, n'ait ordonné rationnellement, rien qui ne doive, selon sa volonté, être traité et compris rationnellement. [De la pénitence, chp1]"
- saint Augustin (354-430) : "Mais si vous [Consentius] avez droit de demander, à moi ou à quelque docteur que ce soit, de comprendre ce que vous croyez, exprimez-vous autrement, non pas pour refuser de croire, mais pour chercher à voir avec la lumière de la raison ce que vous tenez déjà avec la fermeté de la foi. Loin de nous la, pensée que Dieu haïsse dans l'homme ce en quoi il l'a créé supérieur aux autres animaux ! A Dieu ne plaise que la foi nous empêche de recevoir ou de demander la raison de ce que nous croyons, puisque nous ne pourrions pas croire si nous n'avions pas des âmes raisonnables ! [Lettre 120,3]
(Nous remarquons déjà la célèbre  formule : "crede ut intelligas, intellege ut credas", prononcée dans un de ses sermons (43,9) : "Il est donc vrai sous un rapport  que l'on doit comprendre pour croire, et il est vrai aussi de dire avec le prophète, que l'on doit croire pour comprendre. Donc entendons-nous : oui, il faut comprendre pour croire et croire pour comprendre. Voulez-vous que j'explique en deux mots et qu'il n'y ait plus de contestation possible ? Je dirai à chacun : Comprends ma parole, pour croire, et crois la parole de Dieu pour comprendre."
- On retrouve cette dialectique foi et raison dans une sorte de roman chrétien du III°, mettant en scène saint Clément et d'autres personnages comme saint Pierre ou Simon le Magicien :
Saint Pierre : "Ne crois donc pas que nous disons que ces choses-là [l'existence des Cieux] ne doivent être reçues que par la foi ; elles doivent l'être aussi par la raison. Car en vérité il n'est point prudent que ces choses soient reçues par la foi seule sans la raison, puisque assurément la vérité ne peut être sans la raison. En conséquence, celui qui reçoit ces choses fortifiées par la raison ne peut jamais les perdre, tandis que celui qui les reçoit sans preuve, par simple assentiment, ne peut jamais être sûr de les garder, non plus qu'il peut être certain qu'elles soient vraies ; parce que celui qui croit facilement renie aussi facilement. Mais celui qui a cherché les raisons de ces choses qu'il a reçues et crues, ainsi lié par la chaîne de la raison elle-même, ne peut jamais être détaché de  ces choses qu'il croit. Et par conséquent, plus l'anxiété de demander raison est forte, plus grande la fermeté de sa foi." (Reconnaissances, pseudo-Clément, LII, chp69)
On pourrait également citer la formule de saint Anselme (1033-1106) : "fides quarens intellectum", la foi cherchant l'intelligence, Proslogion, préambule - et, pour s'assurer que l'Eglise n'a décidément rien contre la raison, simplement relire l'oeuvre de saint Thomas d'Aquin, sans doute l'un des théologiens le plus cité par celle-ci.

Dans son principe matériel, la religion chrétienne, dont évidemment la religion catholique, ne saurait par conséquent faire obstacle à la science ou la raison (autre chose ses modalités applicatives). La seule limite est éthique.
Voyons la traduction formelle et parlons plus précisément de l'Eglise catholique et du savoir. Voici ce qu'écrit Henri-Irénée Marrou : "Le christianisme est une religion savante, il ne peut pas se passer d'un certain niveau de culture, de savoir, de lettres; nous l'avons vu, en Orient, civiliser les barbares, de l'Ethiopie au Caucase : il ne pouvait, sans se mettre en péril, laisser se barbariser l'Occident" (L'Eglise de l'Antiquité tardive, Points, Histoire, p241).
Le dogme catholique en effet, dans sa volonté (et la nécessité) de donner des définitions positives, fait un large usage de notions philosophiques complexes. Que l'on songe à la définition de la divinité, Une et Trine à la fois, ou à la Christologie. L'instruction de ses clercs est donc une nécessité vitale ; avec l'effondrement des institutions classiques sous les coups des invasions barbares, l'école épiscopale apparaît dès le VI° siècle, suivie de l'école presbytérale, "de façon à pouvoir se préparer de dignes successeurs". Continuons avec Henri-Irénée Marrou : "le fait historique important à souligner est que cette école chrétienne, création besogneuse des siècles obscurs, fut pour de longs siècles la seule que connut l'Occident. D'où l'ambiguïté caractéristique que revêt au Moyen-Âge le terme de clerc : cléricus signifie tour à tour, et presque toujours à la fois, membre du clergé et homme cultivé" (op cit, p243) 
 Impossible pour l'Eglise catholique de se laisser aller à l'ignorance. Lorsqu'elle le fit parfois, elle prit très vite conscience que sa survie même était en jeu. Et puisque la fonction sacerdotale n'est pas héréditaire dans l'Eglise catholique, impossible de confisquer le savoir. L'ouverture est nécessaire pour trouver les "dignes successeurs." C'est ainsi qu'un simple berger put devenir à la fois l'homme le plus érudit de son temps, et pape.
 La Tradition, le dépôt de la foi, que l'Eglise a pour mission essentielle de transmettre, nécessite l'intelligence et le savoir. Autrement le dépôt et la transmission meurent de concert. Le savoir fut donc tour à tour entretenu par les monastères (écoles et scriptorium), puis les écoles cathédrales au XI° et XII° (Chartres, Orléans, Reims, Paris et Laon, pour citer les plus reconnues en France). Apparaissent en parallèle les universités : elles sont pure invention de l'Eglise catholique (la première à Bologne en 1080 ; en 1289 est créée la faculté de médecine de Montpellier, par une bulle du pape Nicolas V, "Quia  sapienta" ) pour former des clercs aptes à comprendre et transmettre parfaitement la foi, mais aussi pour défendre les droits de l'Eglise face aux pouvoirs séculiers : "Dieu n'a pas dit : mon nom est coutume" asséna le pape Grégoire VII. C'est une conséquence de ce qui fait une des spécificités de la religion chrétienne : la séparation du pouvoir temporel et spirituel.
De fait, la chrétienté du Moyen-Âge, lorsque furent réglés les épisodes des invasions, eut une soif inextinguible de savoirs et de sciences ; elle fut matrice : pour preuves ces témoignages * :

"Il y avait à Paris trente mille étudiants qui s'occupaient de l'étude des livres ecclésiastiques d'instruction (...) et aussi de savoir profane ; ils étudiaient la sagesse, c'est à dire la philosophie, la géométrie, l'arithmétique, et l'astronomie ; ils étaient continuellement occupés à écrire, et tous ces élèves recevaient du roi de l'argent pour subsister."
Rabban Sâwmâ, 1287, ambassadeur des Mongols, en visite à Paris.

"J'ai remarqué que les sciences véritables sont très répandues parmi les nations sous la domination desquelles et sur les terres desquelles nous vivons, bien plus qu'elles ne sont répandues en terre d'Ismaël."
Samuel Ibn Tibbon (+ 1232), in Ma'amar Yiqqawu ham-maim.

"Nous avons appris que, à notre époque, les sciences philosophiques connaissent une grande prospérité dans le pays des Francs, dans la région de Rome et dans les contrés voisines de la rive nord. On y assiste, dit-on, au renouvellement des sciences, qui sont enseignées dans de nombreux cours, font l'objet de traités systématiques, comptent de nombreux connaisseurs et attirent de nombreux étudiants."
Ibn Khaldun (1332-1406), in Muqaddina

De fait, la vocation d'éducation et d'enseignement de l'Eglise catholique n'est pas compliquée à démontrer : que l'on songe aux ordres salesiens, oratoriens, jésuites, assomptionistes etc. Qui instruisit Voltaire et les philosophes des "Lumières" ? Qui croit encore aux générations spontanées ? 

Rien de plus grotesque donc que d'affirmer que l'Église catholique s'oppose par essence et structurellement à la science, au savoir et  la raison. C'est grossièrement faux et exactement l'inverse : la dette de l'Occident concernant son patrimoine scientique envers le christianisme et l'Église catholique est simplement exorbitante.
Rien, dans cette religion, n'est un obstacle à la science : nature divine, Écritures Saintes, herméneutique, tout, en essence, la favorise. Aussi bien, si l'on trouva dans l'histoire pluri-millénaires de l'Église des hommes opposés à la science et à la raison, ce fut toujours accidentel et ponctuel.

* Rémi Brague, "Au moyen du Moyen-Âge", édition Champs essai, p72-73

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