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  • La grande fabrique (I)

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    "La fabrique des derniers hommes" est un livre écrit par Aurélien Berlan, tiré de sa thèse de doctorat. Il revient sur les trois pères de sociologie allemande, Tönnies, Simmel et Weber, pour montrer comment le diagnostic de ces trois penseurs de la modernité éclaire l'état du monde capitaliste actuel : dissolution des vies communautaires, logique de calcul de l'intérêt personnel, cage d'acier bureaucratique. Le système capitaliste a certes pu créer de la richesse, mais au prix d'une humanité et d'une nature exténuées.

     

     

    Tönnies (1855-1936) analyse donc ce qu'on appelle actuellement "perte de lien social" (Communauté et société, 1887). Il montre comment la constitution des états et des sociétés modernes s'est réalisée au détriment de la vie communautaire. Aux interconnaissances personnelles, se substituent des interdépendances fonctionnelles mais anonymes. Tönnies y analyse la "désagrégation des liens communautaires, l'effondrement des formes de solidarité (cf la misère prolétarienne)" au profit de la rationalisation des liens sociaux, ceci sous "la pression du capital et de l'Etat". A l'arrière plan de toute ceci, une sorte de dictature de la raison imposant une vision utilitariste des liens.

    Ainsi "les individus esseulés ne sont plus reliés que par des liens éphémères et impersonnels", purement fonctionnels, à l'image d'une relation marchande. Le calcul de l'intérêt personnel, rationaliste et utilitariste, dicte le comportement personnel, boulversant la nature humaine et donnant naissance à "l'homme abstrait", coupé de toute communauté et réduit à la raison instrumentale (cf Kant).

    Dans la première partie de son livre, Tönnies théorise les deux formes de vies opposées que sont la vie communautaire et la vie en société ; à cette opposition correspond une anthropologie également dualiste : la volonté essentielle et la volonté arbitraire, correspondant enfin à deux "structures" juridico-politique : le statut et le contrat. Tout ceci est sous-tendu par la volonté d'élaborer un diagnostic historique expliquant la situation présente.

    Il est important de souligner que Tönnies, à la façon de Kant, raisonne en terme de concepts ; c'est-à-dire qu'il définit des idées pures (par ex. les notions de communauté et société), qui n'ont certes pas de réalité concrète (la communauté pure sans propriété n'a probablement jamais existée), mais servent à élaborer une connaissance et une tendance. Ces concepts ne sont que des instruments épistémologiques. Ces modèles logiques sont des schémas de pensée indispensables pour appréhender et se guider dans la réalité, de la même façon qu'une carte marîtime conceptualise et schématise la réalité, et se faisant permet une navigation sûre.
    A ce titre Tönnies se distingue des empiristes (tout comme Kant - on voit ici son influence sur cette école).

    Tönnies constate que la société se transforme, c'est à dire qu'elle passe d'une forme à l'autre. Son propos n'est autre que d'analyser ce mouvement, et donc de définir un point de départ et d'arrivée. Cela ne peut se faire que par le concept purement logique. Communauté et société sont alors selon les termes de Tönnies, "des artefacts de la pensées, des outils dont le but est de faciliter la compréhension de la réalité". Dans la réalité empirique ces deux notions sont à divers degrés mélangées. Comme le dit Berlan, "ce qui s'interpénètre dans le réel doit être séparée par la pensée". C'est le travail analytique de la raison, parfaitement légitime. Société et communauté (ce que Tönnies appelle un idealtype ou concept-norme) est une distinction de raison, devant être jugée non d'après leur exactitude, mais d'après leur utilité. Ce sont, encore une fois, des moyens de connaissances.

    Pour Tönnies, le concept de société décrit le processus légal-normal du déclin de toute communauté. La communauté est la réalité sociale originelle, dont est issue la société qui se développe à son détriment, mais sans la supprimer complètement ; la comunauté étant la réalité de la vie sociale, tandis que la société n'est qu'une fiction. La priorité de la vie communautaire lui donne un statut ontologique différent et supérieur, comme peut l'être un animal envers son parasite.

    Tönnies part du constat d'un problème nouveau apparu dans les années 1830, le pauperisme. Non que la pauvreté était inexistante auparavant, mais ici il concerne tout une classe. Si l'on trouve des paysans riches, on ne trouve pas, à cette époque, d'ouvriers qui ne soient plongés dans une misère noire. La montée de l'individualisme est ici vu comme symptôme, et non plus cause, de la dislocation du lien social et des solidarités qu'on trouvait dans les communautés, absents et dissous dans l'anonymat des gros centres industriels et urbains.

    Les liens communautaires sont remplacés par des liens contractuels, laissant plus de place à la liberté individuelle, mais aussi beaucoup plus de vulnérabilité. Ainsi la communauté est-elle un lieu où le lien précède la séparation et prime sur elle ; c'est l'inverse dans une société : la séparation précède le lien et prime sur lui. Dans une société, il n'y a pas de biens communs ; tout y est propriété privée, et la jouissance des biens se fait en excluant l'autre, retranché dans la sphère individuelle. Ce qui relie les individus, ce sont les échanges marchands. L'individu dépend alors non plus de proches, mais d'un système impersonnel de plus en plus lointain. Les individus sont liés entre eux en tant que concurrents ; l'hostilité interpersonnelle est donc un état ordinaire, normale, et non d'exception. Son caractère anxiogène renforce le repli sur soi et le besoin de sécurité.

    Communauté et société s'opposent en leur essence : la première est d'essence limitée et tend à l'intensité, la seconde d'essence illimitée et tend à l'extension (cf les "copains" sur Facebook) . Cela a une conséquence pratique : parce qu'ils sont personnels, les liens communautaires favorisent l'entre-aide ; parce qu'ils sont impersonnels, les liens sociaux favorisent au mieux l'indifférence.

    La division du travail, contrairement à ce que pense Durkheim, n'est pas un vecteur de solidarité car elle met en concurrence les individus et détruit les communautés. L'Etat est un facteur aggravant, puisque comme le marché, il individualise les personnes. Cette disparition des liens communautaires livrent l'individu sans défense aux forces anonymes du marché. Pour Tönnies en effet, le paupérisme trouve sa source dans l'abandon des pratiques communautaires d'autoproduction. La révolution industrielle a engendré une misère structurelle plus oppressante, car systémique, que celle qui menaçait les communautés paysannes (conjoncturelle).

    Contrairement à Marx, pour Tönnies le communisme (système culturel de communauté) est premier, cédant sa place au socialisme (système culturel de la société). Il est intéressant de noter que les droits individuels est une création de l'Etat ayant supprimé les formes communautaires. Court-circuitant la communauté, le droit s'applique directement à l'individu. La ville constitue la forme transitoire entre la culture communautaire et la civilisation marchande.

    Tönnies n'affirme évidemment pas que la vie communautaire est nécessairement idyllique. Il affirme qu'elle favorise les comportements de confiance et de fraternité, tandis que la vie en société incline à l'égoïsme, la concurrence et la méfiance.

    A la racine de ce mal se trouve l'acte d'échange marchand pur, qui ne vise que le profit se faisant entre individus étrangers les uns aux autres (commercial society d'Adam Smith) ; la société est alors une agrégation d'individus sans lien préalable, poursuivant chacun leurq intérêts propres. La théorie de la société est ainsi une théorie du lien contractuel.

    Dans son troisième livre, Tönnies développe la théorie de l'Etat, qui a accompagné et encouragé la société marchande par la construction de structure juridique protégeant la propriété privée et garantissant la validité des contrats. Il n'oppose donc pas société et Etat, mais montre comment ce dernier assure la possibilité et l'existence de la seconde. Il place cette réfléxion dans l'histoire large de l'Etat centralisant, et l'espace toujours plus grand de son action. Tönnies parle ainsi de "la grande métamorphose" qui a conduit du système médiéval , fondé sur  la diversité et l'autonomie des formes d'organisation juridico-politique, au centralisme et à l'absolutisme moderne. La souveraineté populaire se voit alors marginalisé par la souveraineté gouvernementale ; le droit coutumier est remplacé par la loi positive. Ceci fut possible d'une part par l'outil de droit individuel romain, d'autre part par les philosophies rationalistes modernes.
    Tönnies fait alors une réflexion étonnante : "la liberté arbitraire (de l'individu) et le despotisme arbitraire (d'un César ou d'un Etat) ne se contredisent pas. Ils ne sont que deux aspects d'un même état." On ne voit comment il pourrait être contredit actuellement.

    Une tradition intellectuelle oppose l'organisme, où le tout prime sur les parties, aux artefacts, où les parties précèdent le tout qui n'est autre que leur assemblage. La communauté serait, par analogie, plus pensable comme organisme, et la société comme artefact (l'exemple type étant le concept d'association loi 1901, ou des individus se regroupent pour promouvoir un but commun, ou artefact construit pour atteindre une fin). Ce point de vue "organique" est le poit de vue historique, qui s'oppose au point de vue mécaniciste ou rationaliste - les premier dénonçant les abstractions et les fictions nécessaires des second, comme l'état de nature devant engendrer le concept de contrat social. Nius voyons ici l'opposition classique entre le progressisme et le conservatisme ; mais Tönnies a bien compris que la vision progressiste, libérale, ne ferait que le lit d'un Etat plus fort. Tönnies note par ailleurs que si les Etats modernes se sont fondés sur des abstractions, celles-ci sont par force devenues des réalités bien concrète en droit et en fait : les humains se comportent de plus en plus comme ils le postulent. C'est-à-dire que le postulat de l'homme loup pour l'homme, calculateur d'intérêts personnels, ne peut aboutir qu'à la constitution d'un Etat Leviathan (cf Hobbes), et la mise en place de structures qui promeuvront l'homme calculateur d'intérêts, et permettra la cohabitation de ce type d'homme. Le problème est donc bien à la base anthropologique.

    L'anthropologie de Tönnies est aussi duale ; d'une part la volonté essentielle - WesenWille - (plaisir, habitude, mémoire), de l'autre la volonté arbitraire (délibération, décision, concept). "De même que la communauté et la société ne s'opposent pas comme l'union absolue et la séparation totale, mais comme deux distributions différentes de ce qui lie et sépare, de même Tönnies oppose la "volonté dans la mesure où elle contient la pensée, et la pensée dans la mesure où elle contient la volonté." Ce qui s'oppose, c'est un entendement abstrait à une raison incarnée. La volonté arbitraire tente de soumettre par l'intellect la vie et le corps, tandis que la volonté essentielle est le principe de l'unité de la vie, celle de l'âme et du corps. La volonté arbitraire ne s'intéresse qu'aux moyens pour atteindre une fin future - c'est la rationalité intrumentale (cf Kant donc). La volonté essentielle repose sur l'unité des moyens et de la fin, sur leur indistinction ;  ce qui est fait est voulu pour lui même (par ex. préférer le labour par le cheval plutôt que par le tracteur, contre le paramètre rationnel).

    On comprend mieux le paradoxe de la liberté individuelle du choix rationnel : plus elle est absolue, plus elle nous fait agir de manière standard. C'est une fausse liberté qui suppose le renoncement à l'dentité.

  • Parole du jour

    On ne se lassera jamais de lire la rubrique "saint du jour" par Defente Génolini dans directmatin (groupe Bolloré). Ce qui n'est pas obligatoirement vrai de leur rubrique Blue Car-AutoLib-voiture électrique (groupe Bolloré idem).

    Ainsi la citation suivante :
    "Je vous attaque par la parole ; non par les armes ou par la force mais par la raison, non par la haine mais par l'amour." (Pierre le Vénérable 1092 - 1156)

    Qui en dit autant de nos jours ? Plus personne n'oserait parier sur la raison, on lui rirait au nez.

  • L'impératif

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    On peut résumer la philosophie morale de Kant au fameux impératif catégorique : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle », assez proche en définitive de la règle d'or, avec ceci de notable que chez Kant elle est formulée de façon positive : "agit !" - et non pas "ne fait pas", ce qui a autrement plus de conséquences : avec la formule de Kant, il est impossible de passer comme un grand-prêtre à côté d'un mourant en détournant les yeux.

    Néanmoins : l'impératif de Kant, très raisonnable, n'est pas l'éthique chrétienne. Exemple dans Luc X, 37 : 

    "Comme ils [Jésus + disciples] faisaient route, il [Jésus] entra dans un village, et une femme, nommée Marthe, le reçut dans sa maison.  Celle-ci avait une soeur appelée Marie, qui, s'étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole.  Marthe, elle, était absorbée par les multiples soins du service. Intervenant, elle dit : "Seigneur, cela ne te fait rien que ma soeur me laisse servir toute seule ? Dis-lui donc de m'aider."  Mais le Seigneur lui répondit : "Marthe, Marthe, tu te soucies et t'agites pour beaucoup de choses ; pourtant il en faut peu, une seule même. C'est Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée." 

    Marthe, c'est l'impératif catégorique de Kant : si tout le monde faisait comme Marie, on finirait par crever de faim. Mais, précisément, tout le monde  ne fait pas comme Marie ; et néanmoins elle a la meilleure part. Jésus dit en terme Kantien : "agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe du commandement de l'amour pour Dieu."

    Le tableau de Velazquez, "Christ dans la maison de Marthe et Marie", est déroutant, comme la parole de Jésus. En premier lieu dans le mélange des genres : nature morte au premier plan à droite, scène de vie quotidienne au premier plan à gauche, et thème sacré rejeté à l'arrière plan à droite. Le sacré relégué à l'arrière plan, mélangé à du profane, à l'époque de l'Espagne très chrétienne, voilà qui n'est pas franchement dans l'esprit du concile de Trente (1545).
    Ensuite l'espace physique de la pièce ou se joue la scène est assez "plat", sans perspective : les deux personnages qui occupent la moitié gauche, vus de trois quart, sont presque plaqués contre le mur. Cette ambiance confinée est alourdie par les attitudes des deux femmes : la plus vieilles à gauche semble faire des reproches à la jeune cuisinière contrainte au regard désespéré. Visiblement faire la cuisine n'est pas son truc. La nature morte quant à elle, sur la moitié gauche, occupe une toute petite portion de la table.
    La perspective en réalité se trouve dans la mise en abyme de la scène, par le tableau représentant le passage de Luc X, 37, Jésus chez Marthe et Marie. Le tableau, au dessus de la nature morte, est comme une fenêtre ouvrant la cuisine sur une autre salle ; et les personnages étant nettement plus réduits, tout cela créé une sorte de fausse perspective ; l'atmosphère irrespirable de la pièce est tout entier oxygéné par ce petit tableau jeté dans le coin droit.
    Notons enfin, subversion ultime, comment le sacré est rejeté à l'arrière plan de la nature, tandis qu'on observe exactement l'inverse dans les tableau de la renaissance italienne, par ex chez Vinci (cf La Cène).
    Les trois personnages du thème religieux illustrent parfaitement le passage de Luc. Jésus assis en chaire enseigne Marie, assise à ses pieds, dans la position du maître envers ses disciples. Marthe interrompt la leçon, pointant un doigt accusateurs sur Marie : "Maître, Marie ne fiche rien, l'impératif catégorique de Kant lui ordonne pourtant de venir m'aider à préparer les tomates farcies de ce soir." Le geste de refus de Jésus avec la main est plein d'autorité : "Kant est un âne et son impératif lèse Dieu et l'homme. S'il fallait en lapider un pour blasphème, ce serait lui."
    La composition des personnages ne laissent guère de doutes. Marthe renvoie directement à la vieille rabat-joie du tableau : foulard sur la tête, geste de reproche : "tu seras cuisinière ma fille ; tes prières ne feront pas le déjeuner". Les deux se font face comme dans un jeu de miroir. En revanche il n'y a pas vraiment de correspondance entre la plus jeune et Marie. Il n'y a pas Jésus, personnage central, pour renvoyer la vieille dans ses 25 mètres.

    Voilà la vraie subversion de l'éthique chrétienne. Si tout le monde suivait l'enseignement de Jésus, l'humanité s'effondrerait. Cela n'a pas échappé aux polémistes anti-chrétiens du premier siècle ; Tacite, dans ses Annales  : "Haud perinde in crimine incendii quani odio generis humani convicti sunt" (Lib. XV, c. 44) - "Ils furent condamnés non pas tant pour l'incendie criminel, mais comme ennemi du genre humain." Voir aussi Celse, reprochant aux chrétiens de fuir la vie publique : Livre VIII, chp 2 : "C'est là pour lui [Celse] un cri de révolte de gens qui se retranchent en eux-mêmes et rompent avec le reste du genre humain." (Origène, Contre Celse).

    Les religieux et les religieuses sont un signe de contradiction envers Kant et les philosophes : si tout le monde suivait leur exemple, l'humanité n'y survivrait pas. Il n'empêche qu'ils ont la meilleure part, et personne pas même Kant ne leur enlèvera.
    Néanmoins signe de contradiction ne veut pas dire opposition. Jésus dit : "la meilleure part", ce qui ne signifie pas que l'autre est la plus mauvaise. Ici il n'y a pas mieux que Chesterton, le maître du paradoxe, pour exprimer tout ce génie du christianisme qui n'est pas dans la conciliation des contraires, mais en les assumant tous en même temps : célibat et mariage, jeunesse et vieillesse, richesse et pauvreté, humilité et gloire, mort et vie, haine et amour, homme et Dieu. Une hérésie est, stricto-sensu, une doctrine qui choisit l'un et rejette l'autre, précipitant la ruine de l'homme. (Notons en revanche que l'Eglise n'assume pas la corruption, le néant, autrement dit le péché. )