Je crois qu'il n'y a pas période de l'histoire où plus de fantasmes et de mauvaise foi s'y sont acharnés, que celle de la féodalité.
Ainsi du fameux "droit de cuissage", qu'heureusement plus aucun manuel récent et décent ne se donne la peine de mentionner. Cette légende nous viendrait d'un obscure juriste de la renaissance, repris par les inévitables saints laïcs Voltaire et Michelet. On ne résistera pas de citer ce dernier, référence suprême du manuel scolaire :
"Le seigneur ecclésiastique, comme le seigneur laïque, a ce droit immonde. Dans une paroisse des environs de Bourges, le Curé, étant seigneur, réclamait expressément les prémices de la mariée, mais voulait bien en pratique vendre au mari, pour argent, la virginité de sa femme » et plus loin, parlant des seigneurs : « On voit d’ici la scène honteuse. Le jeune époux amenant au château son épousée. On imagine les rires des chevaliers, des valets, les espiègleries des pages autour de ces infortunés. — « La présence de la châtelaine les retiendra ? » Point du tout. La dame que les romans veulent faire croire si délicate, mais qui commandait aux hommes dans l’absence du mari, qui jugeait, qui châtiait, qui ordonnait des supplices, qui tenait le mari même par les fiefs qu’elle apportait, cette dame n’était guère tendre, pour une serve surtout qui peut-être était jolie. Ayant fort publiquement, selon l’usage d’alors, son chevalier et son page, elle n’était pas fâchée d’autoriser ses libertés par les libertés du mari. »
Jule Michelet, La Sorcière [archive] publiée par l'Université du Québec à Chicoutimi [archive], p. 43 et suiv.
Si ça pleure pas à chaudes lacrimales dans les chaumières en ce début du XX°...
Autres sornettes relevées par Jacques Heers, directeur du département d'études médiévales de Paris-Sorbonne :
- Le droit de ravage : "Quand un seigneur était mécontent des paysans de ses fiefs, ou même qu'il voulait se divertir d'une façon distinguée, il envoyait ses chiens et se chevaux dans le petit champ du malheureux serf... et ravageait en un instant tout l'espoir et tous les travaux d'une année."
On notera l'extrême intelligence du dit seigneur qui se punit ici deux fois, ravageant à la fois sa propre terre, sa propre récolte, et donc sa subsistance et ses revenus. On est fruste au MA, mais faut tout de même pas déconner.
- Le droit de prélassement : Au retour de la chasse, lors des dures soirées d'hiver, ces Seigneurs "avaient le droit de faire éventrer deux de leurs serfs pour réchauffer leurs pieds dans leurs entrailles fumantes." (M. Clerget, curé d'Onans et député d'Amont à l'Assemblée nationale de 1789; député Lapoule lors de la séance du 4 août 1789). No comment. On notera juste que certains niaiseux s'y sont tout de même fait prendre ; plus c'est énorme...
- Le droit de mainmorte : "à la mort d'un serf - selon un moine du XII° [qui ? où ?] - il était d'usage de couper sa main droite et de la présenter au seigneur qui pouvait alors prendre tous ses biens." (Jean-Joseph Julaud, l'Histoire de France pour les Nuls, ed 2005).
On imagine bien les murs du donjon du tyran local tapissés de grappes de mains mortes putrescentes...
Voici une définition certes moins romantique, mais sans doute plus précise :
La mainmorte : Elle intervient au décès d’un serf : c’est son seigneur qui doit recueillir ses biens. On dit que le serf a la « main morte », qu’il ne peut donc transmettre ses biens, notamment par testament. À partir du 12e siècle, il y a de nombreuses atténuations au principe : la présence d’enfants légitimes écarte la mainmorte, les droits du conjoint survivant sont reconnus sur une partie des biens. Même dans le cas où elle peut être exercée, la mainmorte est limitée par les coutumes à une simple quotité de la succession : les meubles, le meilleur meuble, la plus belle tête de bétail ou meilleur catel. Peu à peu, les proches du serf décédé peuvent garder ses biens à condition de payer une redevance, sorte de taxe successorale. Pour détourner la mainmorte, les serfs utilisent le procédé de la communauté taisible : la même famille servile possède tout en commun ; lors du décès de l’un de ses membres, la part virtuelle qu’il possédait ne va pas au seigneur mais tombe dans la communauté.
(UNIVERSITÉ JEAN MOULIN – LYON 3, Faculté de Droit, LICENCE EN DROIT, 1er SEMESTRE, INTRODUCTION HISTORIQUE AU DROIT HISTOIRE DES INSTITUTIONS ET DU DROIT FRANÇAIS de la fin de l’Antiquité à la fin de l’Ancien Régime (5e-18e siècles) Chr. LAURANSON-ROSAZ Professeur à l’Université Jean Moulin).
Voici une étymologie, selon le Littré, de "mainmorte" :
Main, et mort ; appellation qui, dit Voltaire, Siècle de Louis XV, 42, " vient de ce qu'autrefois, lorsqu'un de ces serfs décédait sans laisser d'effets mobiliers que son seigneur pût s'approprier, on apportait au seigneur la main droite du mort ; digne origine de cette dénomination. " Cette étymologie, qui provient peut-être de quelque légende, est fausse. Manus a déjà en droit romain et a conservé en vieux droit français le sens de puissance, domaine. Ici main veut dire le droit de transmettre et d'aliéner : gens de mainmorte, ceux qui, soit comme serfs, soit comme appartenant à des corps et communautés, ne peuvent transmettre et aliéner ; biens de mainmorte, biens qui ne peuvent être transmis ni aliénés, soit ceux des serfs qui appartiennent au seigneur, soit ceux des corps et communautés, qui sont immobilisés et inaliénables. Quant au sens de mort en ce mot, il est le même que dans le verbe amortir, et signifie éteint, sans force.
On voit le rôle de l'inépuisable Voltaire, jamais avare de répandre les légendes les plus farfelues. Rappelons aussi à toute fins utiles que la notion moderne de propriété ne reviendra qu'avec l'établissement progressif du droit romain. Dans ce système de coutumes qu'est la féodalité, on ne jouit que d'un usage, non du bien lui-même ; en revanche, "le droit romain dit : « Dominium est jus utendi et abutendi, quatenùs juris ratio patitur : la propriété est le droit d’user et d’abuser, autant que le comporte la raison du droit." (Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de la propriété). Il serait d'ailleurs intéressant de faire le parallèle entre l'influence de ce droit romain en occident, et le re-développement de l'esclavage pendant l'époque moderne, ou l'évolution des droits de la femme. Rappelons que l'esclavage avait pratiquement disparu avec l'Empire romain.
Bref, tous ces contes de bonnes femmes prennent naissance avec l'époque moderne, où il s'agit de régler son compte à l'ancien régime et au cléricalisme. Les mêmes motivations animent les historiens propagandistes de la III°, puis la relève vient des historiens marxistes adeptes d'une interprétation dialectique et matérialiste de l'histoire. Ainsi Jacques Le Goff annonce clairement la couleur dans "La civilisation de l'Occident médiéval" : "J'estime que le fonctionnement de la société s'éclaire principalement par les antagonisme sociaux, par la lutte des classes, même si le concept de classe ne s'adapte pas bien aux structures sociales du Moyen-Âge." Ça c'est de l'histoire !
Note : la lecture du petit livre de Régine Pernoud, "Pour en finir avec le Moyen-Âge, est une lecture obligatoire.