La culture religieuse est, en Occident, aussi fantomatique que sa pratique. Aussi n'est-il pas surprenant que l'on parle avec confusion de "la" religion, au lieu qu'il n'existe réellement que des religions. Sans refaire la querelle des universaux, si la religion existe, elle ne peut être qu'en rapport avec l'étant véritable de Dieu, et non tel qu'on se l'imagine ou tel que les religions se l'imaginent. Chaque religion proposant une représentation propre de Dieu et des relations qu'il faut établir avec lui, même si l'objet est le même, les sujets diffèrent grandement. Pour autant, si Dieu existe, il y a bien, parmi les religions, obligatoirement l'une plus proche de son objet que les autres. Si toutes y prétendent évidemment, cela ne signifie pas non plus qu'aucune ne le soit. Ainsi donc, si l'on peut parler de "la" religion en tant que concept, n'existent ici-bas que les religions, c'est-à-dire les différentes traductions du concept dans le réel.
Ce n'est toutefois pas philosophiquement par souci d'universalité que l'on glose sur "la" religion, mais pour cacher une simple ignorance. Il est bien plus aisé de parler des fantasmes que l'on se fait à propos de "la" religion, plutôt que de se prononcer sur une religion particulière au risque d'exposer son ignorance en pleine lumière.
Ainsi par relativisme et ignorance assimile-t-on sans pudeur aucune les trois religions monothéistes. Entendons par là le judaïsme, le christianisme et l'islam. Toutes trois ne sont-elles pas filles d'Abraham ? Eh bien erreur. Le judaïsme est d'entrée de jeu une religion à part, n'ayant dans sa forme même aucune vocation universelle : cette religion est l'histoire et l'affaire d'un peuple, ou plutôt du lien entre Dieu et un peuple mystérieusement choisi. Ce peuple doit certes être la lumière des nations, mais ce peuple seul.
Le christianisme se situe quant à lui dans l'accomplissement d'une des raisons de cette alliance, de cette ouverture aux nations. A la fois rupture et continuité dans l'histoire de cette révélation de Dieu aux hommes, le christianisme est l'oeuvre d'un scribe avisé qui puise dans le trésor de sa tradition du neuf et de l'ancien. Le Christ, pourrait-on dire, ne fait rien sans les prophètes, mais fait toute chose nouvelle ; ainsi continuité dans ce que le judaïsme avait de prophétique, rupture pour le reste (notamment pour une grande partie des 613 articles de la loi mosaïque, embrassés par l'unique article de la loi d'amour de Dieu et du prochain).
Autre chose l'islam. L'islam est en rupture radicale avec l'idée même de révélation. Il est vain d'y chercher une quelconque économie de la révélation, un Dieu qui se révèle peu à peu dans l'histoire, selon les capacités de l'homme à le comprendre et à se défaire de l'idôlatrie. L'islam se veut au contraire retour intègre à la religion des patriarches, principalement Abraham. Celui-ci est la figure du parfait musulman, contrairement au judaïsme et au christianisme qui ont subi les outrages de la corruption du message divin, voire de sa falsification. Et certes Moïse n'est pas juif autant que Jésus-Issa n'est "chrétien" ; ils sont tout deux de bons musulmans, porteur eux-aussi du Coran, mais trahis par la fourberie de leurs successeurs.
Ces gens qui parlent de "la" religion font la même erreur, par ignorance aussi, concernant les textes sacrés. Reprenant cette idiotisme aussi pratique qu'irréel des "Gens du Livre" cher à l'islam *, ils veulent là aussi se persuader que juifs, chrétiens et musulmans partagent une tradition scripturaire d'essence identique. Il n'en est rien ; mais cela leur permet de relativiser la violence génétique de l'islam : "certes, disent-ils, il y a des sourates appelant au meurtre et au massacre, et la tradition islamique fait de Mahomet un meurtrier et un chef de guerre - mais l'on retrouve cette violence également dans la bible."
Cette affirmation n'est vraie qu'accidentellement. En essence, elle est gravement erronnée, et ceci s'explique précisément par la problématique de la révélation dans l'islam. Dans cette religion, la révélation est exclusivement verticale : Dieu charge un de ses anges de transmettre directement sa Parole à un homme choisi, son prophète. L'ange récite verbatim le contenu de ce livre, le Coran, co-éternel, incréé, inimitable, descente de la parole divine transmise intégralement et sans corruption. Aussi bien quand une sourate incite à combattre et à tuer l'infidèle, c'est la bouche même de Dieu qui parle - non celle d'un Mahomet qui serait plus ou moins bien inspiré. Non avons aussi parlé de la non-historicité de la révélation dans l'islam : il n'y a pas d'économie de la révélation : celle-ci est transmise du haut vers le bas, sans intermédiaire humain, sans considération pour l'histoire (avec la nuance des versets dits médinois et mécquois). Certes la révélation et la constitution du Coran se construisent dans une durée, mais le contenu lui-même est bien uchronique.
Il n'en va pas de même dans les religions juives et chrétiennes :
1° - la révélation est à la fois certes verticale - Dieu en prend l'initiative, mais aussi horizontale : celle-ci à cours tout au long de l'histoire du peuple juif et chrétien - la révélation est mise en mouvement pour ainsi dire par la force du temps, de l'histoire, ce que traduit bien cette expression de peuple de Dieu en pélerinage sur terre.
2° - cette révélation est transmise non directement, mais par des hommes sous l'inspiration de Dieu (de l'Esprit-Saint). La bible est donc une collection de livres inspirés, ce qui la rend ouverte aux interprétations. Et puisqu'elle s'ouvre progressivement à la révélation, jusqu'à son sommet et sa clé d'interprétation qui est le Christ (pour les chrétiens évidemment), puisque la bible fut écrite par des hommes de leur temps, ceci exige à chaque fois discernement et contextualisation, pour en extraire une exégèse qui ne serait pas exclusivement théologique, mais aussi historico-culturelle. Donc, lorsque Dieu commande dans l'ancien testament l'anathème sur certaines tribus ennemies d'Israël, nous pouvons y voir non l'incitation à massacrer qui n'est pas Juifs en tout temps et tout lieu, mais un évènement bien circonscrit dans l'espace et le temps, dont la signification et la portée peuvent être sujets de réflexion, et en gardant à l'esprit que la révélation n'est alors pas aboutie mais partielle et en devenir.
Conclusion :
Cette différence essentielle dans la révélation et son mode de transmission change tout - et fait de l'islam une religion en rupture totale avec les traditions juives et chrétiennes. Il est impossible, pour faire simple, de mettre les trois monothéismes dans le même sac. L'islam est, par rapport au judaïsme et au christianisme, une sorte d'électron libre qui, en voulant s'incruster d'autorité sur la tradition juive et chrétienne, en a modifié radicalement la structure atomique au point d'en faire un autre élément.
Il y a des appels au meurtre dans l'Ancien testament. Il n'y en a pas dans les évangiles. Il y en a à nouveau dans le Coran. Mais si l'on garde en tête la différence essentielle de la révélation dans l'islam, on est obligé d'admettre que cette violence est de nature très différente : la cause première et les effets, tout diffèrent radicalement, ce qui fait que la violence du Coran ne peut en aucun cas être mis sur le même plan que celle de l'Ancien Testament.
Note :
* Juifs et chrétiens sont des gens avec des livres - et ne s'en tiennent d'ailleurs pas seulement à une seule source qui serait exclusivement scripturaire dans leurs Traditions. Cf texte constitutif de l'Eglise catholique "Dei Verbum" par ex.